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SOLITUDE ET SOCIÉTÉS CONNECTÉES
Dans un monde où la connectivité numérique s’impose comme norme sociale, la solitude n’a pas disparu : elle s’est transformée. Loin d’être marginale, elle traverse les sociétés contemporaines, affectant les individus dans leurs sphères privées, professionnelles et publiques. Le développement des technologies de communication, des réseaux sociaux et du télétravail a redéfini les modalités du lien, tout en brouillant les frontières entre présence et absence, entre interaction réelle et virtuelle. Ainsi, la solitude ne se vit plus uniquement dans le silence ou l’isolement physique, mais aussi dans l’hyperconnexion, dans la saturation des échanges dématérialisés, dans la fragmentation des relations humaines.
Ce double phénomène engage une réflexion sur les effets croisés entre solitude et société connectée. La solitude contemporaine influence les usages numériques en stimulant des pratiques spécifiques dans divers espaces sociétaux. En retour, les sociétés connectées participent à la reconfiguration de cette solitude, tantôt en l’exacerbant, tantôt en l’atténuant, selon des logiques qui restent à explorer.
Il sera vu, dans un premier temps, comment la solitude intensifie les usages connectés dans plusieurs sphères sociétales. Puis seront analysées les logiques ambivalentes par lesquelles les sociétés connectées modulent l’isolement. Enfin, BENZ PROTOCOL sanctionnera les dérives et proposera des remédiations.
I/ La solitude contemporaine intensifie les usages connectés dans plusieurs sphères sociétales.
I.1 Elle transforme les pratiques numériques dans la sphère privée.
*/ L’isolement affectif induit une fréquentation accrue des réseaux sociaux: l’isolement affectif désigne une situation dans laquelle l’individu souffre d’un déficit de lien émotionnel réciproque, d’une absence de présence empathique ou de reconnaissance intime. Ce manque, souvent invisible dans les sociétés contemporaines, pousse à une recherche de substituts relationnels dans les environnements numériques. Les réseaux sociaux — Facebook, Instagram, TikTok, X — deviennent alors des espaces de compensation affective, où l’individu tente de recréer du lien, de capter de l’attention, ou simplement de se sentir vu.
Ces plateformes ne se contentent pas d’héberger des échanges : elles les structurent selon des logiques de visibilité, de performance et d’algorithmes. Dominique Cardon montre que les architectures numériques favorisent une mise en scène de soi au détriment de la profondeur relationnelle (La démocratie Internet). L’individu affectivement isolé peut ainsi se retrouver dans une boucle paradoxale : plus il cherche du lien, plus il s’expose à des interactions superficielles, parfois anxiogènes, souvent frustrantes.
Sherry Turkle théorise cette tension sous le concept de “solitude partagée”, où l’individu connecté est entouré de présences numériques mais privé de relations authentiques (Alone Together). L’algorithme, en filtrant les contenus et les profils, enferme l’utilisateur dans des bulles relationnelles homogènes, réduisant la diversité des échanges et la possibilité de rencontres imprévues.
À Tokyo, à São Paulo, à Berlin, des milliers d’individus vivent cette même scène silencieuse, hyperconnectée, mais profondément solitaire. Seuls dans des espaces pourtant saturés de connexions, ils enchaînent les interactions numériques sans jamais établir de lien réel. Ce phénomène n’est ni localisé ni temporaire : il révèle une mondialisation de la solitude affective, masquée par une hyperactivité numérique.
*/ Le manque de lien direct encourage des interactions virtuelles compensatoires: dans les sociétés contemporaines, la raréfaction du lien direct — qu’il soit familial, amical ou professionnel — engendre une intensification des échanges numériques à visée compensatoire. Ces interactions virtuelles ne se substituent pas au lien incarné, mais tentent d’en reproduire les effets émotionnels et sociaux. Elles s’inscrivent dans une logique de présence simulée, où l’écran devient interface relationnelle, et où la médiation technique remplace la spontanéité du contact.
Ce phénomène repose sur une dynamique de substitution affective. Les appels vidéo, les messageries instantanées, les salons virtuels ou les plateformes conversationnelles offrent une continuité relationnelle, mais souvent appauvrie. Byung-Chul Han analyse cette mutation comme une dérive vers une “communication sans communauté”, où la fluidité des échanges masque la perte de densité symbolique (Dans la nuée). L’interaction devient fonctionnelle, désincarnée, parfois compulsive.
La logique compensatoire s’appuie sur une économie de l’attention. L’individu isolé cherche à maintenir un lien, même artificiel, pour ne pas sombrer dans le silence. Michel Maffesoli évoque une “tribalisation virtuelle”, où des micro-communautés numériques se forment autour d’affinités électives, recréant des formes de lien symbolique (Le temps des tribus). Ces espaces offrent du réconfort, mais peuvent aussi enfermer dans des routines affectives stériles.
À Lagos, à Montréal, à Séoul, des adolescents passent leurs soirées à échanger des messages vocaux, à commenter des stories, à jouer en ligne avec des inconnus familiers. Ils partagent des fragments de vie, des émotions codées, des signes d’existence, mais restent seuls dans leur chambre. Ce rituel numérique, répété chaque soir, illustre une compensation relationnelle devenue structurelle.
Ce premier volet a montré comment la solitude affective et le déficit de lien direct nourrissent des usages numériques compensatoires. La réflexion se poursuit à présent dans les environnements professionnels.
I.2 Elle reconfigure les usages numériques dans les environnements professionnels.
*/ Le télétravail fragmente les relations interpersonnelles au sein des collectifs: la disparition du contact physique dans les environnements professionnels — poignée de main, regard échangé, présence corporelle — modifie en profondeur les modalités de la communication. Ce retrait sensoriel, souvent induit par le télétravail, les réunions à distance ou les espaces de travail éclatés, entraîne une montée en puissance des outils de communication substitutifs. Ces dispositifs numériques tentent de compenser l’absence de présence tangible par des interfaces interactives, des avatars, des réactions codées ou des environnements immersifs.
Ce phénomène relève d’une logique de médiation technologique. Les outils comme Zoom, Slack, Teams ou Discord ne se contentent pas de transmettre des informations : ils reconfigurent les formes de l’échange. Le philosophe Pierre Lévy évoque une “virtualisation du social”, où les interactions se détachent de leur ancrage corporel pour se recomposer dans des espaces symboliques (Qu’est-ce que le virtuel). Cette recomposition permet une continuité fonctionnelle, mais altère la densité affective et la spontanéité des échanges.
La substitution ne se limite pas à la parole : elle touche aussi les gestes, les silences, les rythmes. Les emojis, les gifs, les réactions instantanées deviennent des signes compensatoires, des tentatives de recréer une expressivité perdue. Le sociologue Erving Goffman, dans sa théorie de l’interaction, souligne l’importance des “rituels de face” pour maintenir l’ordre social (Les rites d’interaction). Leur absence dans les échanges numériques fragilise la cohésion des groupes et la qualité des relations.
À Bangalore, à Paris, à San Francisco, des équipes collaborent chaque jour sans jamais se rencontrer. Elles échangent des messages, partagent des documents, réagissent à des notifications, mais ne vivent aucun moment de présence partagée. Cette distance, rendue invisible par la fluidité des outils, installe une forme d’interaction désincarnée devenue norme.
*/ L’absence de contact physique favorise des outils de communication substitutifs: la disparition du contact physique dans les environnements professionnels transforme les modalités de l’échange. Privés de gestes, de regards, de rythmes partagés, les individus s’appuient sur des dispositifs numériques pour maintenir une forme de lien. Ces outils — messageries collaboratives, visioconférences, plateformes immersives — ne reproduisent pas la présence, mais en simulent les effets.
Cette substitution repose sur une médiation technologique qui reconfigure les interactions. Pierre Lévy parle d’une “virtualisation du social”, où les échanges se détachent de leur ancrage corporel pour se recomposer dans des espaces symboliques (Qu’est-ce que le virtuel). La communication devient fluide, mais perd en densité affective et en spontanéité. L’interface technique impose ses propres codes, ses propres rythmes, ses propres silences.
Les signes non verbaux sont remplacés par des artefacts numériques : emojis, avatars, réactions instantanées. Ces éléments jouent un rôle expressif, mais leur portée émotionnelle reste limitée. Erving Goffman, dans sa théorie des “rites d’interaction”, rappelle que les micro-gestes et les régulations implicites sont essentiels à la cohésion sociale (Les rites d’interaction). Leur absence fragilise les dynamiques collectives.
Dans un open space virtuel, une équipe répartie entre Nairobi, Milan et Buenos Aires échange des fichiers, commente des tâches, réagit à des notifications. Aucun corps ne circule, aucun regard ne se croise, aucune parole ne s’interrompt. L’interaction devient fonctionnelle, désincarnée, normée par les outils. Ce modèle relationnel, désormais dominant, installe une forme d’échange sans présence.
Après avoir examiné les effets de la solitude dans les environnements professionnels, l’analyse se déplace désormais vers la sphère publique et les usages connectés qui y prennent forme.
I.3 Elle modifie les comportements connectés dans les espaces publics.
*/ La solitude urbaine stimule l’usage individuel des technologies mobiles: la solitude urbaine ne relève pas d’un simple isolement géographique : elle s’inscrit dans une dynamique d’anonymat, de densité humaine sans lien, de coexistence sans interaction. Dans les grandes métropoles, l’individu est entouré mais rarement relié. Ce contexte favorise une intensification de l’usage des technologies mobiles, qui deviennent des prolongements du corps, des interfaces de lien, des compagnons silencieux.
Ces usages individuels répondent à une logique de présence connectée. Le smartphone, en particulier, permet de maintenir un contact permanent avec des réseaux sociaux, des plateformes de messagerie, des contenus personnalisés. Le philosophe Zygmunt Bauman évoque une “modernité liquide” où les liens sont instables, fragmentés, et où la technologie sert à maintenir une forme de lien sans engagement (La vie liquide). L’individu urbain, en quête de repères, s’appuie sur ses outils mobiles pour se situer, se distraire, se relier.
Cette stimulation technologique est aussi une réponse à l’absence de regard social. Le sociologue Marc Augé parle de “non-lieux” pour désigner ces espaces urbains — gares, centres commerciaux, transports — où l’individu est présent sans être reconnu (Non-lieux). Dans ces interstices anonymes, les technologies mobiles deviennent des refuges, des moyens de réaffirmer son existence, de créer une bulle personnelle.
À Londres, à Jakarta, à New York, des passants marchent les yeux rivés sur leur écran, seuls dans la foule. Ils écoutent des podcasts, envoient des messages, scrollent des flux, interagissent avec des mondes numériques tout en traversant des espaces saturés d’humains. Ce paradoxe — être connecté en permanence tout en restant seul — illustre une solitude urbaine amplifiée par l’usage individuel des technologies mobiles.
*/ Le retrait social dans les lieux partagés intensifie la connectivité de repli: dans les espaces publics contemporains — transports, bibliothèques, campus, halls d’attente — le retrait social est devenu une posture ordinaire. L’individu présent physiquement choisit de se soustraire à l’interaction directe, préférant l’isolement actif à la sociabilité spontanée. Ce retrait ne signifie pas une absence de lien, mais une redirection vers des formes de connectivité de repli, centrées sur soi, médiatisées par les technologies mobiles.
La connectivité de repli désigne une pratique numérique tournée vers l’intériorité : navigation solitaire, écoute de contenus personnalisés, consultation de flux, échanges privés. Elle permet à l’individu de se protéger du regard social, de maîtriser son exposition, de construire une bulle relationnelle filtrée. Le philosophe Hartmut Rosa, dans sa théorie de la “résonance”, montre que la relation au monde devient problématique lorsque l’individu ne perçoit plus de réponse vivante à sa présence (Résonance). La connectivité de repli est alors une tentative de recréer du lien dans un environnement perçu comme indifférent.
Ce phénomène est renforcé par l’architecture même des lieux partagés, souvent conçus pour la circulation plus que pour la rencontre. Le sociologue Ray Oldenburg évoque la disparition des “tiers-lieux” — cafés, places, librairies — qui favorisaient autrefois les interactions informelles (The Great Good Place). Leur affaiblissement laisse place à des zones de passage où chacun se replie sur son écran, son casque, son interface.
À Madrid, à Nairobi, à Séoul, des individus assis côte à côte dans un métro ou un parc public ne se regardent pas, ne se parlent pas. Ils interagissent avec des mondes numériques, échappant à la présence des autres. Cette scène banale illustre une connectivité de repli devenue norme sociale, où la solitude se vit en réseau, mais hors du monde partagé.
Après avoir observé comment la solitude affecte les usages numériques dans les sphères privée, professionnelle et publique, l’analyse se concentre désormais sur les effets collectifs de ces pratiques, et sur les transformations qu’elles induisent au sein des sociétés connectées.
II/ Les sociétés connectées sont de nature à exacerber l’isolement tout en pouvant l’atténuer.
II.1 Elles sont de nature à exacerber l’isolement par des logiques technologiques et culturelles.
*/ L’hyperconnexion fragilise les interactions humaines authentiques: dans les sociétés connectées, l’individu est soumis à une sollicitation constante : messages, alertes, flux, appels, contenus. Cette immersion continue dans les environnements numériques — hyperconnexion — modifie en profondeur les conditions de la relation humaine. L’attention se fragmente, la présence se dilue, l’échange se désynchronise.
Ce régime relationnel repose sur une logique de disponibilité permanente. L’individu est joignable, visible, actif, mais rarement pleinement présent. Bernard Stiegler analyse cette saturation comme une perte de consistance du sujet, incapable de se constituer dans la durée (La société automatique). L’interaction devient fonctionnelle, mais perd sa densité affective.
La temporalité imposée par les interfaces numériques — immédiateté, simultanéité, interruption — entre en tension avec les rythmes de la conversation humaine. Hartmut Rosa montre que la résonance, cette capacité à entrer en relation vivante avec le monde, s’effondre sous la pression de l’accélération (Accélération). L’échange existe, mais ne transforme plus.
Dans un espace de coworking — lieu partagé où des professionnels indépendants ou salariés travaillent côte à côte sans nécessairement interagir — chacun est absorbé par son écran. Les visages sont figés, les écouteurs isolent, les gestes sont mécaniques. Une question posée reste sans réponse, un regard ne trouve pas d’écho. L’interaction est possible, mais elle ne s’actualise pas. Ce climat d’hyperconnexion, saturé de présence numérique, laisse peu de place à la rencontre humaine. Le lien ne disparaît pas : il se dissout dans le flux.
*/ L’algorithme isole l’individu dans des bulles relationnelles: les plateformes numériques ne se contentent pas de relier les individus : elles filtrent, orientent, sélectionnent. L’algorithme, moteur invisible de cette médiation, façonne les contenus visibles, les profils suggérés, les interactions possibles. En personnalisant l’expérience, il enferme l’utilisateur dans une bulle relationnelle, composée de semblables, d’affinités, de redondances.
Ce phénomène, souvent désigné comme filter bubble, repose sur une logique de calcul de la pertinence. L’algorithme privilégie ce qui confirme, ce qui plaît, ce qui engage. Eli Pariser, qui théorise cette dynamique, montre que l’individu reçoit des contenus qui renforcent ses préférences, mais l’exposent de moins en moins à l’altérité (The Filter Bubble). La diversité relationnelle s’efface au profit d’un entre-soi algorithmique.
Cette isolation n’est pas seulement cognitive : elle est sociale. Les suggestions d’amis, les groupes recommandés, les fils d’actualité construisent un environnement relationnel homogène. Le sociologue Dominique Cardon souligne que les algorithmes ne sont pas neutres : ils traduisent des choix, des valeurs, des hiérarchies invisibles (À quoi rêvent les algorithmes). L’individu croit naviguer librement, mais il évolue dans un espace balisé, clos, prédictible.
Sur une application de rencontre, un utilisateur voit défiler des profils similaires, calibrés selon ses interactions passées. Il ne croise plus l’imprévu, l’inattendu, le dissemblable. L’algorithme a réduit la rencontre à une compatibilité calculée. Ce repli relationnel, masqué par la fluidité de l’interface, installe une solitude paradoxale : entouré de contacts, mais privé de véritable altérité.
Si les outils numériques peuvent isoler, ils permettent aussi de recréer du lien. L’analyse se tourne maintenant vers les formes de solidarité, d’expression et de résilience que la connectivité rend possibles.
II.2 Elles peuvent tout autant l’atténuer par des médiations numériques.
*/ La mise en réseau favorise l’émergence de communautés de soutien: La connectivité numérique ne produit pas uniquement de l’isolement : elle permet aussi la constitution de communautés affinitaires, souvent invisibles dans les espaces physiques. Ces regroupements, fondés sur des expériences partagées — maladie, précarité, exil, solitude affective — trouvent dans les réseaux un espace d’écoute, de reconnaissance et de soutien.
La mise en réseau transforme la logique du lien. Elle ne repose plus sur la proximité géographique, mais sur la proximité vécue. Des forums, des groupes privés, des serveurs dédiés rassemblent des individus qui ne se connaissent pas, mais qui partagent une même vulnérabilité. Le sociologue Manuel Castells évoque l’émergence de “communautés de sens” dans l’espace numérique, capables de produire du lien social à partir d’identités fragmentées (La galaxie Internet).
Ces communautés ne remplacent pas les solidarités traditionnelles, mais elles les complètent. Elles offrent un soutien émotionnel, des ressources pratiques, une parole libre. Le philosophe Axel Honneth, dans sa théorie de la reconnaissance, souligne que le sentiment d’estime et de justice passe par la visibilité de soi dans un collectif (La lutte pour la reconnaissance). Les espaces numériques permettent cette visibilité, même en dehors des institutions.
Sur une plateforme dédiée aux aidants familiaux, des milliers d’utilisateurs échangent chaque jour des conseils, des récits, des encouragements. Aucun d’eux ne se connaît, mais tous se reconnaissent. La mise en réseau ne supprime pas la solitude, mais elle l’entoure, la nomme, la partage. Elle transforme l’isolement en expérience commune.
*/ La culture numérique ouvre des espaces d’expression et de reconnaissance: la culture numérique ne se limite pas à la circulation de contenus : elle permet à chacun de produire, publier, commenter, exister publiquement. Blogs, vidéos, forums, réseaux sociaux : autant de formats qui donnent accès à une parole autrefois réservée aux professionnels ou aux institutions. Ces espaces, bien qu’ancrés dans le champ virtuel, trouvent souvent leur prolongement dans le réel.
Un témoignage publié en ligne peut susciter une mobilisation, un appel à manifester peut se transformer en rassemblement physique, une pétition numérique peut déboucher sur une audience parlementaire. L’expression numérique ne reste pas cantonnée à l’écran : elle agit, elle fédère, elle rend visible. Judith Butler insiste sur la nécessité de rendre les vies “intelligibles” pour qu’elles soient reconnues comme dignes d’attention (Le pouvoir des mots). Le numérique participe de cette mise en visibilité.
Cette dynamique concerne particulièrement les paroles minorées. Des personnes en situation de handicap, des exilés, des aidants familiaux, des jeunes en souffrance psychique trouvent dans les plateformes des lieux d’expression où leur vécu est entendu. Axel Honneth, dans sa théorie de la reconnaissance, souligne que l’estime de soi dépend de la manière dont les autres valorisent nos expériences (La lutte pour la reconnaissance).
En 2020, des soignants épuisés ont partagé leur quotidien sur Twitter, suscitant des milliers de réactions, puis des rassemblements devant les hôpitaux. En 2023, des étudiants précaires ont lancé sur TikTok une campagne sur le coût de la vie, qui a débouché sur des distributions alimentaires organisées par des associations. Ces exemples montrent que la culture numérique ne supprime pas la solitude, mais qu’elle peut la transformer en parole collective, en action concrète, en reconnaissance sociale.
Si la connectivité peut atténuer certaines formes de solitude, elle révèle aussi des zones de vulnérabilité plus profondes. L’analyse se tourne maintenant vers les dimensions économiques et psychiques, où l’accès au lien social devient inégal, et où l’usage numérique peut autant fragiliser que soutenir les individus.
II.3 Elles redéfinissent les seuils de solitude dans les sphères économiques et psychiques.
*/ La précarité numérique accentue les inégalités d’accès au lien social: l’accès au lien social passe aujourd’hui par des dispositifs numériques : messageries, plateformes, formulaires, réseaux. Or, cet accès n’est ni universel ni égal. La précarité numérique — qui combine absence d’équipement, faible maîtrise des outils, et instabilité de connexion — constitue une barrière majeure à l’inclusion relationnelle.
Cette précarité touche des publics déjà fragilisés : personnes âgées, populations rurales, foyers à bas revenus, migrants, jeunes en situation de décrochage. Le sociologue Serge Paugam rappelle que la pauvreté ne se limite pas à un manque de ressources, mais s’étend à une “rupture des liens sociaux” (La disqualification sociale). Le numérique, censé reconnecter, peut au contraire renforcer cette rupture lorsqu’il devient inaccessible.
Les démarches administratives, les aides sociales, les offres d’emploi, les soins psychologiques passent de plus en plus par des interfaces numériques. Ne pas savoir les utiliser, ou ne pas y avoir accès, revient à être exclu d’un pan entier de la vie sociale. La chercheuse Dominique Pasquier souligne que l’illectronisme — l’incapacité à utiliser les outils numériques — produit une forme d’invisibilité sociale, souvent ignorée dans les politiques publiques (L’internet des familles modestes).
En 2024, une enquête menée en France par le Défenseur des droits révélait que 13 millions de personnes étaient en situation de fragilité numérique. Derrière ce chiffre, ce sont des vies entravées : une mère isolée qui ne parvient pas à inscrire son enfant à l’école, un demandeur d’emploi qui ne peut accéder aux offres, un patient qui renonce à une téléconsultation. La précarité numérique ne se résume pas à un déficit technique : elle creuse les inégalités d’accès au lien, et donc à la reconnaissance.
*/ L’usage connecté devient un levier de résilience psychologique: loin de se réduire à une source de distraction ou d’isolement, l’usage connecté peut devenir un appui psychique, un espace de régulation émotionnelle, voire un levier de résilience. Dans des contextes de fragilité — solitude, anxiété, deuil, précarité — les outils numériques offrent des ressources qui permettent à l’individu de tenir, de comprendre, de se reconstruire.
Cette résilience numérique prend plusieurs formes : accès à des groupes de parole, consultation de contenus apaisants, participation à des forums de soutien, utilisation d’applications de méditation ou de suivi psychologique. Le psychiatre Boris Cyrulnik rappelle que la résilience suppose un “tissu de liens” qui permet à l’individu de transformer la souffrance en récit, et le récit en force (Un merveilleux malheur). Le numérique peut contribuer à ce tissage, à condition qu’il soit choisi et maîtrisé.
L’usage connecté permet aussi une mise à distance temporaire du réel, une suspension du poids du quotidien. Regarder une série, écouter un podcast, jouer en ligne, écrire sur un blog : autant de pratiques qui offrent des respirations, des échappées, des formes de réappropriation de soi. Le philosophe Michaël Fœssel évoque la nécessité de “temps morts” pour préserver l’équilibre intérieur (Le temps de la consolation). Le numérique peut offrir ces temps, à condition qu’ils ne deviennent des refuges exclusifs.
En 2021, une étude menée par l’INSERM montrait que les jeunes ayant accès à des espaces numériques de soutien psychologique présentaient une meilleure capacité d’adaptation face à l’isolement. Ce constat ne doit pas masquer les risques d’addiction ou de repli, mais il souligne que l’usage connecté, loin d’être pathologique en soi, peut devenir un outil de soin, de lien, de reconstruction.
Les usages numériques produisent des formes de solitude ambivalentes : isolement par saturation, repli algorithmique, inégalités d’accès — mais aussi entraide, expression, résilience. Ces effets, lorsqu’ils deviennent systémiques, exigent des réponses claires. Il faut sanctionner les pratiques qui nuisent au lien social et mettre en œuvre des remédiations concrètes. C’est dans cette logique que s’inscrit BENZ PROTOCOLE.
III/ BENZ PROTOCOL sanctionne et propose des remédiations.
III.1/ Il sanctionne toute dérive.
*/ Il repère et renforce les sanctions existantes: Le BENZ PROTOCOL ne crée pas de normes nouvelles : il identifie les dispositifs déjà en vigueur et propose leur activation dans une logique relationnelle. Plusieurs cadres réglementaires sont mobilisables.
– Le RGPD encadre l’usage des données personnelles et prévoit des sanctions en cas d’atteinte à la vie privée, notamment lorsque les pratiques numériques compromettent la dignité ou l’intégrité relationnelle.
– La loi du 21 mai 2024 sur la régulation de l’espace numérique introduit des mesures de contrôle des plateformes, de protection des mineurs, et de lutte contre les contenus dégradants ou manipulateurs.
– Le plan stratégique 2025–2028 de la CNIL renforce les contrôles sur les environnements numériques, en ciblant les usages qui affectent la qualité du lien social ou la sécurité des échanges.
– Les protocoles de l’ANSSI imposent des règles de cybersécurité dans les environnements professionnels, dont la violation peut être sanctionnée lorsqu’elle compromet les conditions de travail ou de communication.
Le BENZ PROTOCOL articule ces dispositifs dans une perspective éthique : toute pratique numérique qui nuit au lien social — par saturation, exclusion, manipulation ou négligence — doit être repérée comme manquement, et traitée comme tel.
*/ Il crée des sanctions additionnelles: le BENZ PROTOCOL propose des mesures directement applicables dans les environnements numériques et professionnels. Elles visent à sanctionner les usages qui nuisent au lien social, même lorsqu’ils échappent aux cadres juridiques existants.
Voici les sanctions additionnelles prévues :
– Suspension temporaire d’accès aux outils collaboratifs en cas de saturation volontaire des canaux (messages excessifs, notifications abusives, sollicitations non consenties).
– Blocage éthique des algorithmes de recommandation dans les plateformes internes lorsque ceux-ci favorisent l’entre-soi ou excluent systématiquement certaines voix.
– Signalement obligatoire des pratiques de désocialisation numérique (isolement induit par surcharge, non-réponse systématique, fragmentation volontaire du lien) auprès des référents éthiques ou des cellules de veille.
– Réduction des droits d’administration ou de modération pour les utilisateurs qui manipulent les règles de visibilité ou d’accès dans les espaces numériques partagés.
– Inscription dans les dossiers RH ou pédagogiques des manquements répétés aux règles de convivialité numérique (non-respect des temps de réponse, refus de participation, usage excluant des outils).
Ces sanctions sont modulables selon les contextes (entreprise, université, collectivité) et doivent être intégrées aux chartes d’usage. Le BENZ PROTOCOL en propose une formalisation claire, compatible avec les régimes existants.
Au-delà des sanctions, le BENZ PROTOCOL engage des remédiations actives : il propose des pratiques réparatrices pour restaurer les conditions du lien.
III.2 Il apporte des remédiations.
*/ Il améliore les remédiations déjà en place: le BENZ PROTOCOL s’appuie sur des dispositifs existants et en propose l’extension fonctionnelle :
– Intégration renforcée des chartes d’usage numérique dans les environnements professionnels et éducatifs, avec obligation de mise à jour annuelle et validation par les usagers.
– Appui sur les cellules de veille relationnelle déjà présentes dans certaines universités et entreprises, avec élargissement de leur périmètre aux usages numériques.
– Extension des temps de déconnexion obligatoires (déjà en vigueur dans plusieurs conventions collectives) aux plateformes collaboratives internes et aux messageries professionnelles.
– Renforcement des protocoles de médiation numérique dans les collectivités, avec formation des médiateurs aux enjeux de solitude connectée et de saturation relationnelle.
– Valorisation des espaces de parole encadrés (forums internes, groupes de soutien, ateliers de régulation) comme outils de remédiation relationnelle, avec suivi éthique.
Le BENZ PROTOCOL ne remplace pas ces dispositifs : il les rend opérants dans une logique de réparation du lien.
*/ Il invente de nouvelles remédiations: le BENZ PROTOCOL propose des remédiations inédites, directement applicables dans les environnements numériques, sans dépendre de réformes législatives lourdes :
– Index de convivialité numérique : indicateur intégré aux plateformes collaboratives, mesurant la qualité des interactions (réponses, écoute, régularité) et déclenchant des alertes en cas de dégradation relationnelle.
– Parrainage relationnel : dispositif interne dans les organisations, attribuant à chaque nouvel arrivant un référent numérique chargé de l’inclusion, de la fluidité des échanges et du repérage des signaux faibles d’isolement.
– Audit éthique des interfaces : évaluation régulière des outils numériques utilisés (messageries, plateformes, réseaux internes) selon leur capacité à soutenir le lien, éviter la surcharge, et prévenir les effets de fragmentation.
– Temps de silence partagé : plages horaires définies collectivement où aucune sollicitation numérique n’est autorisée, pour restaurer une temporalité commune et limiter la saturation.
– Journal de lien : outil personnel ou collectif permettant de consigner les interactions numériques significatives, les absences de réponse, les moments de rupture ou de soutien, en vue d’une régulation éthique.
Ces remédiations sont modulables selon les contextes et peuvent être intégrées aux chartes d’usage ou aux protocoles internes. Le BENZ PROTOCOL en propose une formalisation opérationnelle.
La solitude contemporaine, loin d’être une réalité marginale, s’impose comme un facteur structurant des usages numériques dans les sociétés connectées. Elle intensifie les pratiques connectées dans plusieurs sphères sociétales, qu’il s’agisse de la sphère privée, professionnelle ou publique, en modifiant les comportements et en redéfinissant les modalités du lien. En retour, les sociétés connectées, par leurs logiques technologiques, culturelles, économiques et psychiques, façonnent la solitude selon des dynamiques ambivalentes, capables d’en accentuer les effets comme d’en atténuer certaines formes.
Face à ces dérives et à ces tensions, BENZ PROTOCOL intervient en sanctionnant les usages déviants et en proposant des remédiations adaptées. Il repère les failles, renforce les dispositifs existants, et crée des réponses nouvelles pour encadrer les pratiques numériques. Il améliore les remédiations déjà en place et invente des solutions inédites pour restaurer un équilibre entre lien humain et connectivité.
Ce croisement entre solitude et société connectée révèle une mutation profonde des rapports sociaux, où l’individu navigue entre isolement et hyperprésence, entre repli et exposition. L’enjeu n’est plus seulement technique ou comportemental : il est désormais éthique, structurel et civilisationnel.
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ANNEXE — RÉFÉRENCES THÉORIQUES
-/ Pierre Bourdieu (La distinction) (II1 — paragraphe 1)
-/ Sherry Turkle (Alone Together) (II1 — paragraphe 2)
-/ Bernard Stiegler (Dans la disruption) (II2 — paragraphe 1)
-/ Dominique Cardon (La démocratie Internet) (II2 — paragraphe 2)
-/ Antoinette Rouvroy (La gouvernementalité algorithmique) (III1 — paragraphe 1)
-/ Mireille Delmas-Marty (Les forces imaginantes du droit) (III1 — paragraphe 2)
-/ Alain Supiot (La gouvernance par les nombres) (III1 — paragraphe 2)
-/ Cynthia Fleury (Les irremplaçables) (III2 — paragraphe 1)
-/ Hartmut Rosa (Résonance) (III2 — paragraphe 2)
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