LES STABLECOINS ET LE RISQUE SYSTÉMIQUE GLOBAL
LES STABLECOINS ET LE RISQUE SYSTÉMIQUE GLOBAL
Les stablecoins ne sont plus des curiosités technologiques : ils sont devenus des instruments de puissance monétaire, des vecteurs de désintermédiation bancaire, et des catalyseurs potentiels de crises systémiques mondiales. Leur diffusion massive, leur ancrage au dollar, et leur régulation permissive posent un défi existentiel à la souveraineté monétaire européenne et à la stabilité des économies fragiles.
I/ C’EST QUOI ?
Les stablecoins sont des crypto-actifs émis par des entités privées, dont la valeur est stabilisée par un ancrage à des actifs liquides (bons du Trésor, dépôts bancaires, devises). Contrairement aux crypto-monnaies volatiles comme le Bitcoin, ils prétendent remplir les trois fonctions classiques de la monnaie : unité de compte, réserve de valeur, moyen d’échange.
*/ L’unité de compte est la fonction qui permet d’exprimer la valeur des biens, des services et des dettes dans une même référence monétaire. Elle rend les prix comparables et les contrats lisibles. Dans le cas des stablecoins, cette fonction est assurée par leur indexation à une monnaie fiduciaire, généralement le dollar.
Selon Jean Cartelier (La monnaie, 1991), l’unité de compte est une convention sociale qui précède l’échange. Les stablecoins, en reprenant le dollar comme étalon, imposent une unité de compte étrangère dans les économies qui les adoptent.
Par exemple, un stablecoin comme l’USDC vaut 1 dollar, et les prix sur les plateformes de crypto-trading ou dans certaines applications de paiement sont exprimés en USDC.
*/ La réserve de valeur est la fonction qui permet de conserver du pouvoir d’achat dans le temps, en différant la consommation ou l’investissement. Les stablecoins prétendent remplir cette fonction grâce à leur stabilité nominale : contrairement au Bitcoin ou à l’Ethereum, leur valeur ne fluctue pas fortement. Ils sont donc utilisés comme instrument d’épargne liquide, notamment dans les pays à forte inflation.
Selon Keynes (Théorie générale, 1936), la préférence pour la liquidité est liée à l’incertitude sur l’avenir. Les stablecoins, en offrant une liquidité numérique stable, deviennent des réserves de valeur alternatives, surtout là où les banques sont défaillantes.
*/ Le moyen d’échange est la fonction qui permet de faciliter les transactions sans recourir au troc, en servant d’intermédiaire accepté par tous. Les stablecoins remplissent cette fonction dans les environnements numériques : ils sont utilisés pour payer des biens, des services, des salaires, ou transférer des fonds à l’étranger. Leur compatibilité avec les blockchains et les applications mobiles les rend plus fluides que les monnaies traditionnelles, surtout dans les zones mal desservies par les banques.
Selon Georg Simmel (Philosophie de l’argent, 1900), la monnaie comme moyen d’échange est un vecteur d’abstraction sociale. Les stablecoins, en numérisant cette fonction, désintermédient les institutions classiques.
Éric Monnet, dans Cryptomercantilisme et souveraineté monétaire (https://www.cepii.fr/PDF_PUB/lettre/2025/let459.pdf), montre que les stablecoins réactivent une logique de monnaies privées à portée globale, comparable aux billets bancaires du XIXe siècle, mais circulant sur des blockchains. Cette résurgence d’une monnaie transnationale non émise par une banque centrale constitue une rupture historique dans l’architecture monétaire mondiale.
Exemple : au Liban, en pleine crise bancaire, les stablecoins permettent aux citoyens d’échapper à la dévaluation et aux restrictions de retrait, en contournant le système bancaire local. Ce phénomène s’observe aussi en Argentine, au Nigeria ou au Venezuela.
II/ CARACTÉRISTIQUES
II1/ Fonctionnement
Le fonctionnement des stablecoins fait ressortir une architecture monétaire asymétrique reposant sur une promesse de stabilité mais de dépendance au dollar. Il s'agit d'une promesse de convertibilité à parité fixe, garantie par des réserves liquides. Cette promesse est fragile : elle dépend de la qualité des actifs sous-jacents, de la transparence de l’émetteur, et de la confiance des utilisateurs.
*/ La qualité des actifs sous-jacents désigne les instruments financiers que l’émetteur détient pour garantir la valeur du stablecoin. Plus ces actifs sont liquides, sûrs et peu volatils, plus la promesse de stabilité est crédible.
Par exemple, les bons du Trésor américain à court terme sont considérés comme l’étalon de sécurité.
À l’inverse, des réserves composées d’obligations d’entreprises risquées, de titres non cotés ou de crypto-actifs volatils rendent le système vulnérable. En cas de crise, l’émetteur pourrait ne pas être en mesure de rembourser les détenteurs à parité.
Selon les critères de Bâle III, la qualité d’un actif se mesure à sa liquidité, sa transparence et sa résistance au stress de marché. Un stablecoin adossé à des actifs non conformes à ces critères est structurellement instable.
*/ La transparence de l’émetteur renvoie à sa capacité à publier régulièrement et de manière vérifiable la composition de ses réserves, ses procédures de gestion des risques et ses mécanismes de gouvernance. Un émetteur transparent publie des audits mensuels réalisés par des tiers indépendants, déclare la répartition exacte des actifs et répond aux régulateurs et aux utilisateurs en cas de doute.
Selon la théorie de l’agence (Jensen & Meckling, 1976), l’asymétrie d’information entre l’émetteur et les détenteurs crée un risque moral. La transparence réduit cette asymétrie et renforce la confiance.
Par exemple, un émetteur opaque, comme Tether jusqu’en 2021, peut dissimuler des pratiques risquées, comme des prêts internes ou des réserves non garanties. Cela crée un risque de panique si les utilisateurs découvrent que la parité ne peut pas être honorée.
*/ La confiance des utilisateurs est un actif intangible mais décisif. Elle repose sur la croyance collective que l’émetteur pourra honorer sa promesse de convertibilité. Elle dépend de la réputation de l’émetteur, de l’historique de stabilité du jeton et de sa réaction en période de stress.
Si la confiance se brise, même temporairement, les utilisateurs peuvent se précipiter pour convertir leurs jetons, provoquant une ruée vers les réserves, une chute de la valeur et une contagion vers d’autres actifs.
Selon Hyman Minsky (Stabilizing an Unstable Economy, 1986), la stabilité financière est toujours vulnérable à une crise de confiance. Les stablecoins, en tant que promesses privées, sont particulièrement exposés à ce risque.
Le CEPII souligne que cette architecture crée une dépendance structurelle au dollar, renforçant l’asymétrie monétaire mondiale (Monnet, 2025).
II2/ Réglementation
Le règlement MiCAR en Europe et le Genius Act aux États-Unis incarnent deux visions opposées de la régulation des stablecoins : l’une fondée sur la prudence systémique et la souveraineté monétaire, l’autre sur l’innovation financière et la compétitivité globale.
*/ En Europe, le règlement MiCAR (Markets in Crypto-Assets), entré en vigueur en juin 2023, constitue le premier cadre juridique complet pour les crypto-actifs dans l’Union européenne. Il impose aux émetteurs de stablecoins — appelés « jetons se référant à un ou plusieurs actifs » ou « jetons de monnaie électronique » — des exigences strictes de liquidité, notamment la détention d’actifs de réserve « à tout moment équivalents à la valeur des jetons émis » et « hautement liquides, à faible risque de crédit et de marché » (EUR-Lex, 2023/1114).
La transparence est également centrale : les émetteurs doivent publier un livre blanc détaillé, faire certifier leurs réserves, et se soumettre à des audits réguliers. L’Autorité bancaire européenne (EBA) est chargée de la supervision des émetteurs de stablecoins dits « significatifs », c’est-à-dire ceux dont la circulation dépasse certains seuils (notamment 5 milliards d’euros ou 10 millions d’utilisateurs).
Enfin, la Banque centrale européenne (BCE) dispose d’un droit de veto : elle peut s’opposer à l’émission de stablecoins libellés dans une monnaie étrangère si elle estime que cela menace la stabilité monétaire ou le bon fonctionnement des systèmes de paiement (Regular.eu, 2024).
Cette disposition vise explicitement à préserver la souveraineté de l’euro face à la domination des stablecoins en dollars. Elle permet à la BCE de bloquer l’émission d’un stablecoin en dollar sur le territoire européen si celui-ci atteint une taille systémique. Le CEPII y voit un outil de « protection monétaire défensive » dans un contexte de compétition entre devises numériques (Monnet, 2025).
*/ Aux États-Unis, le Genius Act (Guiding and Establishing National Innovation for U.S. Stablecoins Act), adopté en juillet 2025, établit un cadre fédéral pour les stablecoins de paiement. Il définit ces derniers comme des actifs numériques « émis pour le règlement de paiements et remboursables à un montant fixe prédéterminé » (généralement 1 dollar) (Congress.gov, S.1582).
Le Genius Act impose des exigences minimales : les émetteurs doivent garantir une adossement intégral en liquidités ou actifs de haute qualité, séparer les réserves des fonds propres, offrir un droit de remboursement à parité, et publier des rapports mensuels sur la composition des réserves (Analytics Insight, 2025).
Mais contrairement à MiCAR, la régulation reste souple et uniforme : elle ne distingue pas entre petits et grands émetteurs, ne prévoit pas de seuil de significativité, et n’impose pas de supervision centralisée par la Fed. Le Trésor américain conserve une large marge de manœuvre pour définir les modalités d’application, ce qui laisse place à des arbitrages politiques et à une influence directe des grands acteurs du secteur (Circle, Coinbase, etc.) (Securities.io, 2025).
Cette approche vise à faire des États-Unis le centre mondial de l’émission de stablecoins, en attirant les capitaux et les talents, tout en consolidant l’hégémonie du dollar numérique. Elle reflète une stratégie de domination monétaire par l’innovation, au risque de créer des vulnérabilités systémiques non anticipées.
II3/ Acceptabilité
L’acceptabilité d’un stablecoin ne se réduit pas à sa seule stabilité technique ou à son adossement à des actifs liquides. Elle repose sur deux dimensions distinctes mais complémentaires : l’acceptabilité institutionnelle et l’acceptabilité par les usagers. Ces deux niveaux obéissent à des logiques différentes, parfois convergentes, parfois conflictuelles.
*/ L’acceptabilité institutionnelle désigne la reconnaissance du stablecoin par les autorités monétaires, les régulateurs, les banques centrales et les grandes institutions financières. Elle dépend d’abord de la crédibilité de l’émetteur laquelle influence directement la disposition des régulateurs à autoriser ou à restreindre l’usage de ces stablecoins dans leur juridiction.
En Europe, MiCAR prévoit que seuls les émetteurs transparents, supervisés et audités peuvent obtenir un agrément. Aux États-Unis, le Genius Act impose des exigences minimales mais laisse une marge d’interprétation au Trésor. La transparence des réserves — leur composition, leur liquidité, leur certification — est donc un critère central d’acceptabilité institutionnelle. Elle conditionne l’accès aux marchés, aux partenariats bancaires, et à l’intégration dans les systèmes de paiement officiels.
Circle, par exemple, bénéficie d’une réputation solide, d’un adossement transparent à des bons du Trésor américains, et d’un partenariat avec des institutions régulées comme BlackRock. Tether, en revanche, a longtemps été critiqué pour l’opacité de ses réserves, ses liens avec des juridictions offshore, et son refus de se soumettre à des audits indépendants.
*/ L’acceptabilité par les usagers obéit à une logique plus pragmatique, fondée sur l’usage, la fluidité, et l’intégration dans les outils numériques du quotidien.
Dans les pays émergents, où les systèmes bancaires sont souvent défaillants ou inaccessibles, les stablecoins sont adoptés non pas parce qu’ils sont régulés, mais parce qu’ils sont disponibles, simples, et compatibles avec les applications dominantes. WhatsApp, PayPal, Binance, Telegram : ces plateformes permettent d’envoyer, recevoir, stocker et convertir des stablecoins en quelques clics, sans compte bancaire, sans contrôle d’identité complexe, et sans frais prohibitifs.
Cette intégration dans les usages numériques crée une acceptabilité de fait, fondée sur la commodité et la rapidité. Elle peut même précéder ou contourner l’acceptabilité institutionnelle.
Ainsi, un stablecoin comme USDT, malgré ses controverses, est massivement utilisé en Afrique, en Asie du Sud et en Amérique latine, parce qu’il est intégré dans les réseaux informels de paiement, les plateformes de trading locales, et les applications mobiles.
*/ Cette dissociation entre acceptabilité institutionnelle et acceptabilité par les usagers crée une tension régulatoire. Un stablecoin peut être jugé risqué ou non conforme par une banque centrale, tout en étant plébiscité par des millions d’utilisateurs. À l’inverse, un stablecoin parfaitement régulé peut rester marginal s’il n’est pas intégré dans les infrastructures numériques populaires.
Le CEPII souligne que cette tension est au cœur du dilemme européen : comment imposer des standards élevés de transparence et de supervision sans exclure les émetteurs des usages globaux dominés par les géants américains du numérique (source : Monnet, 2025).
II4/ Étendue
*/ On assiste à une expansion mondiale portée par l’infrastructure numérique et l’absence de régulation.
En 2025, la capitalisation des stablecoins dépasse 250 milliards de dollars, concentrée à 75 % sur deux émetteurs américains : Tether (USDT) et Circle (USDC). Les stablecoins en euros restent marginaux (<0,1 % du marché mondial), malgré les efforts de l’UE. Leur diffusion est facilitée par l’infrastructure numérique (blockchains, wallets mobiles) et l’absence de régulation dans de nombreux pays émergents.
Selon la Banque des Règlements Internationaux (BIS, 2023), les stablecoins sont utilisés dans plus de 130 pays, souvent comme substitut aux monnaies locales instables. En Afrique subsaharienne, ils représentent jusqu’à 30 % des flux transfrontaliers informels (source : IMF, 2024). En Asie du Sud-Est, ils sont intégrés dans les plateformes de commerce électronique et les services de microfinance.
*/ L'étendue reste à différencier selon les zones et les acteurs
Pour les États-Unis, les stablecoins constituent un outil de puissance renforçant la demande mondiale de dette publique américaine et consolidant l’hégémonie du dollar. Le Genius Act institutionnalise cette stratégie, en intégrant les émetteurs de stablecoins dans l’écosystème financier américain, tout en évitant les contraintes prudentielles imposées aux banques. C’est une forme de "cryptomercantilisme" selon le CEPII: exporter sa monnaie numérique pour capter la liquidité mondiale.
Pour les pays émergents, les stablecoins offrent une alternative aux monnaies locales instables, facilitent les paiements transfrontaliers, et permettent une inclusion financière rapide. Mais ils créent une dépendance monétaire, affaiblissent les banques locales, et exposent les économies à des chocs exogènes. Le FMI alerte sur le risque de “dollarisation numérique incontrôlée” (IMF, 2024).
Pour les usagers, les stablecoins offrent rapidité, faible coût, accessibilité via smartphone, et un anonymat relatif. Ils sont utilisés pour les transferts de fonds, l’épargne, et les paiements internationaux. Mais ces avantages sont conditionnés à la stabilité de l’émetteur et à la régulation.
III/ L’ÉMERGENCE D’UN RISQUE SYSTÉMIQUE GLOBAL
III1/ La détention massive de stablecoins est un facteur de fragilité monétaire pour les économies périphériques.
Selon Standard Chartered, en 2025 (analyse relayée par Cointribune), les stablecoins constituent une menace directe pour la stabilité des économies fragiles, en raison de trois mécanismes convergents : la dollarisation numérique, l’affaiblissement des banques locales, et l’exposition à des crises de liquidité systémiques.
*/ La dollarisation numérique désigne le phénomène par lequel les agents économiques — ménages, entreprises, institutions — adoptent massivement des stablecoins adossés au dollar (USDT, USDC) comme unité de compte, moyen d’échange et réserve de valeur, au détriment de la monnaie nationale.
Cette substitution monétaire ne passe pas par les circuits bancaires classiques, mais par les applications mobiles, les plateformes de trading, les réseaux informels. Elle est accélérée par l’instabilité des monnaies locales, l’inflation chronique, et la défiance envers les banques centrales.
Dans ce contexte, les stablecoins deviennent des monnaies de fait, échappant à toute régulation locale. Le résultat est une perte de contrôle monétaire : la banque centrale ne peut plus piloter la masse monétaire, ni influencer les taux d’intérêt, ni stabiliser les prix. Elle devient spectatrice d’une économie qui fonctionne en dollar numérique.
*/ L’affaiblissement des banques locales est la conséquence directe de cette désintermédiation. Les stablecoins permettent aux usagers de stocker leur épargne, de transférer des fonds, de régler des paiements, sans passer par les banques.
Cela réduit les dépôts bancaires, fragilise les bilans, et limite la capacité des banques à financer l’économie réelle. Dans les pays où les banques sont déjà sous-capitalisées ou peu diversifiées, cette fuite vers les stablecoins peut provoquer une contraction du crédit, une hausse des taux d’intérêt, et une déstabilisation du système financier. Standard Chartered souligne que cette dynamique est particulièrement préoccupante dans les pays à faible taux de bancarisation, où les stablecoins deviennent la seule alternative fonctionnelle.
*/ L’exposition à des crises de liquidité est le troisième mécanisme identifié. Les stablecoins reposent sur une promesse de convertibilité à parité fixe avec le dollar. Si cette promesse est remise en cause — par une crise de confiance, une attaque réglementaire, ou une révélation sur la composition des réserves — les détenteurs peuvent se précipiter pour convertir leurs jetons.
Cette ruée vers la conversion oblige l’émetteur à vendre massivement ses actifs sous-jacents (bons du Trésor, dépôts bancaires), ce qui peut provoquer une chute de leur valeur, une tension sur les marchés, et une contagion vers d’autres institutions. Dans les économies fragiles, cette crise peut se transmettre par les canaux financiers, les flux de capitaux, ou les anticipations des agents. Le CEPII parle d’un “effet domino algorithmique” : une défaillance technique ou une panique numérique peut se propager à l’ensemble du système monétaire.
Ce triple mécanisme — substitution monétaire, désintermédiation bancaire, instabilité financière — transforme les stablecoins en vecteurs de vulnérabilité systémique. Ils ne sont pas seulement des outils techniques : ils sont des instruments de puissance monétaire, capables de déstabiliser des économies entières sans intervention militaire ni pression diplomatique. Standard Chartered appelle à une régulation multilatérale, coordonnée entre les banques centrales, les institutions financières internationales, et les plateformes numériques, pour contenir cette menace.
III2/ Pour l'UE, le risque n'est pas négligeable
L'UE risque de connaître une marginalisation de l’euro dans les usages numériques, d’un contournement des systèmes bancaires, et d’une perte de contrôle sur la masse monétaire. Le CEPII alerte sur le risque d’un “effet de substitution monétaire algorithmique” (Monnet, 2025).
La marginalisation de l’euro se manifeste par :
• La perte de fonction monétaire dans les usages numériques globaux.
• Le contournement des infrastructures européennes de paiement (SEPA, TARGET2).
• L’affaiblissement de la souveraineté monétaire européenne.
III3/ La formation d’un risque systémique global.
Le risque systémique lié aux stablecoins ne réside pas dans la défaillance ponctuelle d’un acteur ou d’un mécanisme technique. Il provient de leur interconnexion croissante avec l’ensemble des infrastructures financières mondiales, ce qui rend toute instabilité potentielle capable de se propager rapidement et largement par un effet domino.
*/ En termes d'interconnexion, les stablecoins ne sont pas confinés à l’univers des crypto-actifs. Ils sont désormais imbriqués dans les marchés financiers traditionnels : leurs réserves sont investies dans des bons du Trésor, des dépôts bancaires, voire des fonds monétaires.
Ils sont utilisés comme collatéraux dans des opérations de prêt, intégrés dans des produits dérivés, et présents dans les portefeuilles d’acteurs institutionnels. Cela signifie que toute perturbation dans leur valeur ou leur liquidité peut affecter directement les marchés obligataires, les taux interbancaires, et les flux de capitaux.
Ils sont également connectés aux plateformes de paiement : PayPal, Visa, Stripe, Binance, Telegram, WhatsApp. Ces plateformes permettent aux usagers de transférer, stocker, échanger des stablecoins en temps réel, souvent sans passer par les banques. Cette fluidité crée une dépendance technique : si un stablecoin devient instable, les plateformes peuvent suspendre les opérations, bloquer les retraits, ou provoquer des mouvements de panique.
Les banques elles-mêmes sont exposées. Certaines détiennent des stablecoins dans leurs bilans, d’autres les utilisent comme instruments de règlement ou comme collatéraux. En cas de crise de confiance, elles peuvent subir des pertes, des retraits massifs, ou une dégradation de leur solvabilité.
Les États, enfin, sont concernés à deux niveaux : comme régulateurs, ils doivent gérer les conséquences d’une crise sur leur système financier ; comme émetteurs de monnaie, ils voient leur souveraineté contestée par des monnaies privées transnationales.
Prenons l’exemple de Tether, qui représente à lui seul plus de 60 % du marché des stablecoins. Si une révélation sur la composition de ses réserves ou une attaque réglementaire venait à ébranler la confiance des détenteurs, ceux-ci pourraient se précipiter pour convertir leurs jetons. Tether serait contraint de liquider ses actifs — principalement des bons du Trésor américains — en masse. Cette vente brutale pourrait provoquer une tension sur le marché obligataire, une hausse des taux, et une contagion vers les fonds monétaires, les banques exposées, et les marchés émergents dépendants du dollar.
*/ L'effet domino repose sur la logique de la liquidité algorithmique. Ainsi, les conversions sont instantanées, les arbitrages sont automatisés, les paniques sont amplifiées par les réseaux numériques. Selon la Banque des Règlements Internationaux (BIS, 2023), les stablecoins sont devenus des “nœuds systémiques” dans les infrastructures de paiement mondiales. Leur opacité, leur concentration, et leur vitesse d’exécution les rendent vulnérables à des effets domino incontrôlables.
La Banque des Règlements Internationaux (BIS, 2023) souligne que les stablecoins sont devenus des “nodes systémiques” dans les infrastructures de paiement mondiales. Leur opacité (réserves non auditées, gouvernance privée) renforce leur vulnérabilité. Le CEPII parle d’un “effet domino algorithmique” : une défaillance technique ou une perte de confiance peut se propager à l’ensemble du système financier.
III4/ La nécessité d'éviter ou de contenir ce risque
*/ Réglementairement, il est rappelé que MiCAR (UE) repose sur une logique de précaution systémique : exigences de liquidité, supervision centralisée, pouvoir de suspension par la BCE, interdiction des stablecoins adossés à des paniers de monnaies. L’objectif est de préserver la souveraineté monétaire et la stabilité financière. Hélas, le règlement MiCAR, bien qu’ambitieux, ne suffit pas à contenir la domination des stablecoins en dollars.
Le Genius Act (USA), à l’inverse, repose sur une logique de compétitivité : il vise à faire des États-Unis le hub mondial des stablecoins, en offrant un cadre souple, favorable à l’innovation, mais potentiellement permissif. C'est une dollarisation numérique qui se prépare.
*/ L'évitement du risque: la solution viendrait selon le CEPII de la mise en place d'une politique active d’internationalisation de l’euro et de son système sous-jacent de nature à réiquilibrer l'architecture monétaire mondiale. Il ne s’agit pas d’interdire les stablecoins étrangers, mais de construire une alternative crédible, fonctionnelle et attractive. Quatre piliers sont envisageables:
-/ soutenir l’émergence d’émetteurs européens de stablecoins en euros, transparents, régulés, et compatibles avec MiCAR.
-/ Intégrer ces jetons dans les plateformes de paiement mondiales, par des partenariats technologiques et une diplomatie monétaire proactive.
-/ Déployer un euro numérique public, interopérable, programmable, et accessible aux non-résidents.
-/ Renforcer la présence de l’euro dans les zones périphériques — Afrique, Balkans, Méditerranée — par des accords de coopération monétaire et des projets d’infrastructure.
CONCLUSION
Les stablecoins ne sont pas des monnaies anodines : ce sont des instruments de puissance, des vecteurs de désintermédiation bancaire, et des catalyseurs potentiels de crises systémiques. Leur diffusion mondiale, portée par les États-Unis, menace la stabilité des économies fragiles et la souveraineté monétaire des partenaires commerciaux. Face à cette offensive, l’Europe défend une régulation stricte et une alternative publique via l’euro numérique. Mais seule une gouvernance monétaire multilatérale, articulée autour du FMI, de la BRI et des banques centrales, pourra contenir le risque systémique global.
Par BENZ PROTOCOL